Entrer dans la vie professionnelle est devenu un vrai casse-tête. Le stage non rémunéré ou faiblement rémunéré s’impose toujours plus comme un passage obligé mettant en difficulté financière les jeunes diplômés. Qui enchaînent les stages, sans perspectives.
« A 20 ans, j’ai reçu une proposition en or. Un patron m’offrait un travail payé 8000 francs par mois. J’ai refusé. Je préférais faire des études. Dix ans plus tard, j’ai mon diplôme universitaire en relations internationales, mais je n’ai toujours pas de situation stable. J’ai enchaîné les stages non payés », confie avec amertume et désillusion Edouard, 31 ans, qui, gêné par sa situation, a préféré rester anonyme.
Son deuxième stage, il l’a effectué auprès d’une ONG genevoise. Son patron lui a confié la gestion de l’équipe des stagiaires. Il y voit au moins la chance d’avoir des responsabilités.
L’objectif n’a jamais été de former qui que ce soit. On profitait de nos compétences gratuitement. Edouard, stagiaire et responsable du personnel
« J’ai dû engager une dizaine de stagiaires. Lorsque l’un d’entre eux quittait l’ONG ou si on lançait un nouveau projet, on mettait un poste au concours sur internet. Les dossiers arrivaient les uns après les autres. Ça ne nous coûtait rien. Je sélectionnais les personnes les plus expérimentées qui avaient déjà travaillé. En fait, l’objectif n’a jamais été de former qui que ce soit. L’ONG profitait de nos compétences gratuitement », regrette Edouard.
Parmi les candidats retenus se trouvent des personnes de 20 à 45 ans. «Personnellement, je me sentais déjà trop vieux pour être stagiaire. Ça m’a réellement déprimé de voir des personnes âgées d’au moins dix ans de plus que moi qui en étaient encore à postuler pour un stage non rémunéré », poursuit Edouard.
Une situation qui peut vite peser et affecter de jeunes professionnels qui ne voient pas de perspectives d’avenir. C’est le cas pour Stéphanie Casarin, journaliste à Telebielingue, qui malgré une formation de journaliste RP et le passage par la case stage est encore dans une situation précaire de pigiste, dans une rédaction formée de nombreux stagiaires.
Vidéo: Malgré des stages et une formation, Stéphanie Casarin reste dans une situation précaire
Députée socialiste au Grand Conseil à Genève et membre de la commission sur l’enseignement supérieur, Caroline Marti constate que « ces dernières années, l’augmentation du nombre de stages est très conséquente, surtout après une formation. Les jeunes diplômés doivent souvent enchaîner les stages avant de pouvoir trouver un emploi fixe. » Elle dénonce un système qui tend à se substituer aux premiers emplois et en devient de l’exploitation.
Des chiffres lacunaires
Quelle est l’ampleur du phénomène ? Difficile à mesurer. L’Office fédéral de la statistique recense uniquement les stagiaires rémunérés. Entre 2004 et 2014, leur nombre a doublé pour atteindre 1,4% des personnes salariées en Suisse. Quant aux stagiaires non rémunérés, ils n’existent tout simplement pas dans les statistiques.
Dans les faits, sur le moteur de recherche pour les offres d’emploi Indeed, les stages représentent près de 5% des postes en janvier, répartis sur l’ensemble des milieux économiques. Dans certains domaines, les stagiaires représentent près d’un tiers des employés. C’est particulièrement le cas dans les milieux associatifs ou humanitaires. Sur le site Cinfo, qui met en ligne des offres d’emploi dans la coopération au développement et l’aide humanitaire, les stages représentent près d’un tiers des offres en janvier.
Les chiffres officiels du stage en Suisse, comparés à la réalité du marché:
Bien souvent, aucune rémunération n’est offerte pour les stagiaires. Si toutefois il y en a une, elle dépasse rarement les 2000 francs par mois.
Le milieu de la culture est aussi particulièrement touché, étant donné que les fonds y sont souvent limités et que de nombreuses institutions dépendent de subventions. A Lausanne, le Béjart Ballet complète son équipe de communication avec une stagiaire, payée 1000 francs par mois. Le directeur exécutif du Ballet Bejart, Jean Ellgas, explique que sont institution ne peut « pas offrir plus » , mais souligne que c’est déjà mieux que beaucoup d’institutions qui ne payent pas du tout.
Parmi les candidats au poste de stagiaire tous n’étaient pas de jeunes diplômés, explique Jean Ellgas:
Des postulations par centaines
Pour Caroline Marti, la situation est symptomatique d’une concurrence accrue entre employés. « Les jeunes semblent avoir assimilé que pour être concurrentiels, ils doivent prendre en charge une partie du coût de leur insertion professionnelle ». Ils sont ainsi amenés à accepter un premier emploi, rebaptisé stage, peu ou pas rémunéré.
« Chaque fois que je postulais à un emploi rémunéré, je savais qu’au moins cent autres personnes étaient en lice », explique Sara, 28 ans, qui elle aussi préfère rester anonyme. Elle effectue déjà son deuxième stage depuis la fin de ses études à l’Université de Genève. Son emploi actuel, dans la promotion du sport, lui rapporte 1400 francs par mois. Son job précédent, dans le domaine des droits de l’homme, était rémunéré 800 francs par mois.
J’ai déjà huit ans d’expérience et on m’utilise comme stagiaire. C’est déprimant. Sara
Entre ses deux stages, sept mois se sont écoulés. Une période partagée entre des petits boulots pour gagner de l’argent et quelques centaines de postulations. « J’envoyais trois à quatre postulations par jour. Je ne recevais même pas de réponse. Pour chaque poste, on vous demande d’avoir minimum trois ans d’expérience dans le domaine », note-t-elle. Désespérée, elle finit par chercher un nouveau stage.
« Là, les réponses ont fusé. C’est déprimant. J’ai déjà huit ans d’expérience et on m’utilise comme stagiaire », regrette-t-elle. Avant d’entamer son master à Genève, Sara avait déjà travaillé dans une banque et dans l’enseignement. « Ils pensent que les jeunes diplômés n’ont pas besoin d’argent pour vivre », interroge-t-elle. « Je dois bien payer mes factures… Alors j’enchaîne les petits boulots. Je fais trois heures de trajet tous les jours. Je ne veux pas déménager pour un job qui va durer six mois », ajoute-t-elle.
Le stage devient ainsi un facteur d’inégalité. « Tous n’ont pas les moyens de financer plusieurs mois de stage » analyse Caroline Marti. Elle voit de plus en plus de jeunes devoir alterner entre stages et contrats à durée déterminée, passage obligé pour trouver les ressources financières pour vivre. D’autant plus que dans le cas d’Edouard ou de Sara, ils n’ont pas pu toucher le chômage après leurs études, rendant leur situation d’autant plus précaire.
Le stage gangrène aussi l’apprentissage
Les jeunes sans qualifications sont encore plus durement touchés. « Le stage devient parfois un préalable à l’apprentissage. Dans certains cas, il sert même à mettre en concurrence plusieurs jeunes pour une place d’apprentissage, ce qui est inacceptable », souligne Virginie Pilaut, porte-parole du syndicat Unia.
De plus en plus d’entreprises engagent des stagiaires, sans avoir de démarche pédagogique. « Certaines ont même remplacé leurs apprentis par des stagiaires. Dans les domaines où les places d’apprentissage sont limitées, la concurrence est grande entre les jeunes et cela peut déboucher sur des abus », explique-t-elle.
Unia a d’ailleurs décerné un prix de la honte en décembre à une chaîne de salons de coiffure qui propose des stages comme condition d’entrée pour un apprentissage. Les stagiaires doivent travailler gratuitement deux jours par semaine pendant un an et ils n’ont aucune garantie de pouvoir décrocher une place d’apprentissage au bout de leur stage. Virginie Pilaut décrit ces stages qui ont lieu en dehors de tout cadre et n’ont pas un but clair de formation comme «sauvages». Leur utilisation «s’est développée ces dernières années et remet en cause le système d’apprentissage dual en Suisse » regrette-t-elle.
Difficile de dénoncer les abus
« Les stages sauvages ont lieu en dehors de tout cursus. C’est de l’exploitation », souligne-t-elle. Comme le stage n’est régi par aucune base légale, il est très difficile de dénoncer des abus.
A Genève, syndicats, patronat et Etat se sont mis ensemble pour élaborer un accord visant à définir les contours d’un stage. « Il doit soit avoir lieu dans le cadre d’une formation certifiante, soit être compris dans un cadre légal, comme la réinsertion professionnelle, soit être nécessaire pour entrer dans une formation ultérieure. Tout ce qui n’entre pas dans ce cadre n’est pas un stage, mais un premier emploi », explique Caroline Marti.
Dans les faits, les employeurs genevois ne peuvent plus prendre de diplômés comme stagiaire, explique Antoine Orsini, responsable du centre de carrière de l’Université de Genève. Les offres de stages, mises en ligne sur le site de l’Université avaient atteint « un pic il y a trois, mais sont retombée de moitié depuis la mise en place des nouvelles mesures », explique M. Orsini. Toutefois la situation reste encore floue sur l’impact du stage, puisque l’Université se base sur les chiffres de l’OFS de 2014. Pour y remédier, elle va mener une étude approfondie sur la question en 2019.
Une recherche urgente pour l’institution où le taux de chômage des diplômés de Master est le plus haut de Suisse avec 9,6%, selon les critères du Bureau international du travail (BIT). Les Universités en Suisse romande sont toutes victimes d’un taux de chômage plus élevé que la moyenne suisse qui est à 4,8%, selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique (OFS).
Taux de chômage des jeunes diplômés en Master dans les Universités suisses:
Caroline Marti espère inscrire l’accord tripartite dans la loi cantonale. « C’est en discussion, mais il y a des réticences au niveau de la droite, qui considère qu’un accord tripartite suffit. C’est d’autant plus compliqué que le droit du travail se situe au niveau fédéral. Il y aurait à ce niveau, plus de possibilités d’agir. Car les stages peuvent aussi représenter du dumping salarial, quand ils se font à la place de premier emploi. »
Selon Caroline Marti, le système profite avant tout aux employeurs. « Ils bénéficient ainsi d’un accès à une main-d’œuvre qualifiée et bon marché. Ils peuvent faire baisser leurs coûts de production, car les stagiaires coûtent beaucoup moins cher (…) La tendance actuelle est à la dérégulation du marché du travail. Cela débouche sur une mise en concurrence et aboutit à une précarisation des employés.»
Le directeur exécutif du Béjart Ballet, Jean Ellgas est conscient de ne pas offrir de bonnes conditions à ses stagiaires:
Unia et la députée socialiste Caroline Marti estiment que la seule manière d’enrayer cette évolution se situe au niveau législatif. Ils estiment qu’un cadre clair est nécessaire pour empêcher les abus. La situation chez nos voisins devrait déjà nous alerter, « surtout en France où le stage gratuit se généralise », avertit Virginie Pilaut.
En attendant, la « génération stagiaire » continue de travailler pour une misère. « C’est le mythe de Sisyphe moderne. Pendant toute la durée du stage, on espère qu’on trouvera un emploi fixe et au final, on recommence avec un nouveau stage, encore un… », soupire Edouard qui a entamé, au début de l’année, son troisième stage, mais rémunéré cette fois-ci.
Texte et médias : Lionel Fournier
Photo d’ouverture: Pixabay