Correspondant fédéral depuis plus de douze ans, Pierre Nebel sillonne le pays à la découverte des politiques de tous bords et de tous horizons. Observateur des grandes tendances, attentif aux détails de l’ombre, cet amoureux de la démocratie s’est prêté au jeu de l’interview pour évoquer ses motivations et faire le point sur une politique suisse qui mobilise toujours moins d’électeur∙trice∙s.
Pierre Nebel, que retenez-vous principalement de la campagne électorale qui vient de s’achever ?
Jusqu’à début 2022, les choses semblaient claires. Les Vert-e-s surfaient sur la grande vague de 2019 et le PS continuait de dégringoler. Il y avait une vraie interrogation sur qui garderait le leadership à gauche. L’UDC n’était pas en forme géniale non plus. Donc en gros, pour 2023, on s’attendait à une confirmation voire un renforcement des dynamiques de 2019. Puis il y a plusieurs événements qui ont bousculé les priorités: la guerre en Ukraine, la crise énergétique, l’inflation… Ça a totalement renversé la tendance.
On observe un certain rééquilibrage. L’UDC a repris des sièges perdus il y a quatre ans… À l’exception du PLR, la force des partis est même très similaire à 2007. Est-ce uniquement lié à ces « moments » d’actualité, ou notre système craint-il le changement ?
C’est clair que la Suisse, c’est une sorte de pudding. Il y a des faits d’actualité et le pudding vibre un peu à droite, un peu à gauche. Ici, quand un parti gagne 2 ou 3%, c’est un événement politique. Dans un autre pays, ce serait ridicule.
Ceci dit, on voit quand même sur 40 ans des mouvements très importants. Une lente érosion des grands partis traditionnels comme le PLR, le PDC et même le PS dans une certaine mesure ; l’essor de l’UDC en opposition totale au reste du monde politique, sur une ligne souverainiste isolationniste ; et l’émergence de nouvelles tendances écologistes qui comblent un vide.
Ça fait 50 ans que la participation n’a pas dépassé 50%, celle des jeunes est autour de 33%. Faire aimer la politique semble toujours plus difficile… Qu’est ce qui continue de vous passionner et de vous motiver ?
Ce qui me motive le plus, c’est la passion de la liberté, de la démocratie et de sa défense. Ça passe par le fait qu’il y ait des citoyens engagés qui prennent le temps de s’intéresser à la chose publique et de se faire de vraies opinions. Il ne faut jamais oublier que c’est quelque chose de fragile. L’histoire récente de pays voisins montre que ce n’est jamais acquis, il faut faire très attention. J’ai donc une admiration et une sympathie naturelle pour les gens qui s’engagent, souvent à un niveau modeste, dans l’ombre. C’est l’ossature de la Suisse. Que l’on partage ou pas leurs opinions, ils renforcent cette démocratie.
Malgré tout, la participation diminue tendanciellement. Le journalisme politique a-t-il une responsabilité là-dedans ?
On se donne vraiment énormément de peine pour intéresser les gens. Quand je regarde les TJ d’il y a 20 ou 30 ans, les sujets étaient beaucoup plus ennuyeux, pour ainsi dire. Plus institutionnels, plus compliqués à comprendre.
« Après mes 18 ans, je me faisais enguirlander par mes parents si je n’allais pas voter. Dans la famille, c’était un devoir, un honneur de voter »
C’est peut-être politiquement incorrect de le dire, un peu paternaliste, mais je pense que ce qui manque essentiellement, c’est une éducation civique. Pour que la population se rende davantage compte que c’est aussi un devoir de s’impliquer dans la chose publique. Ça passe par l’éducation. Je vois une grande responsabilité des écoles mais aussi des familles. À partir de 18 ans, je me faisais enguirlander par mes parents si je n’allais pas voter. Dans ma famille, c’était un devoir et un honneur.
Pour vous, les médias ne peuvent donc rien contre ce manque de mobilisation ?
Bien sûr, il faut être davantage là où les gens se trouvent. Par exemple, les jeunes sont sur les réseaux sociaux. Mais le plus important, c’est d’aller voir les gens et de leur marteler que c’est leur devoir. Malheureusement, on se trouve souvent face à des gens qui ne s’y intéressent pas. On est aussi dans une société plus hédoniste, plus individualiste, où la chose publique passe après le bien-être personnel.
Vos carnets de campagne, c’est beaucoup de terrain, de serrage de main, d’humain. Ça parle finalement très peu de politique…
Quand on demande aux abstentionnistes pourquoi ils n’ont pas voté, ils disent : « C’est parce que je ne connais pas les candidats ». Ça indique l’importance d’aller serrer des mains. Les blocs politiques sont assez stables en Suisse, donc celui qui arrive à grignoter dans le réservoir des 55% de la population qui ne vote pas, c’est bingo.
Pour intéresser ou stimuler ces abstentionnistes, en particulier les jeunes, est-ce qu’on ne manque pas, en Suisse, de grands discours, de grandes idéologies distinctes qui s’affrontent ?
Je ne suis pas d’accord. On a aussi des lignes idéologiques très claires en Suisse et des grands thèmes propres à chaque parti. Mais avec le système proportionnel, tu as beau défendre un programme, tu sais parfaitement que tu devras trouver un compromis avec les autres partis.
« La politique française c’est Trafalgar, les grands coups de canons, les grands soirs; nous c’est du bridge ou du Mikado »
En comparaison, je dis toujours que la politique française c’est Trafalgar, les grands coups de canons, les grands soirs ; nous c’est l’art du bridge ou du Mikado. Et en réalité, les vrais moments passionnants et décisifs, ce sont les votations populaires.
Il manque aussi un peu de coups d’éclat, peut-être même de clash…
Ça, c’est vraiment la culture suisse. Les gens qui parlent trop bien, on s’en méfie. Au Parlement, c’est très clair, on n’aime pas trop les grandes envolées lyriques. Le standard, c’est de lire de sa feuille. On parle pour le protocole.
Ce qui n’est pas bien vu non plus, c’est de trop mettre en avant ses titres de professeur, de sachant. Il y a ce côté « si ça a l’air trop malin, c’est qu’on essaie de cacher la merde au chat ».
Il y a donc un aspect anti-élite ancré dans la politique suisse ?
Oui, on se méfie beaucoup des têtes qui dépassent et des gens qui parlent trop bien.
Donald Trump, la pandémie… On a justement beaucoup parlé des discours populistes anti-élites ces dernières années.
Le populisme apparent de la politique suisse peut être assez fécond, salutaire même, dans la mesure où il peut désamorcer des crises ou faire apparaître plus rapidement des tensions profondes dans la société. Je trouve que c’est une grande vertu de la démocratie semi-directe, en particulier des initiatives. On a un séismographe beaucoup plus fin pour des thématiques qui ont tendance à être négligées ou niées par les élites.
Les journalistes sont souvent mis dans ce panier des « élites ». Cela change-t-il votre proximité avec les politiques dans vos formats qui sont souvent très incarnés ?
Pas tellement. J’ai toujours les mêmes règles. Il y a très peu de politiciens que je tutoie. Je peux avoir de l’admiration pour leur engagement, mais ce ne sont ni mes amis ni des copains. J’essaye d’être juste et surtout d’écouter tout le monde. C’est le plus important, en particulier dans un média de service public. Les journalistes ne doivent pas faire la leçon ni juger les gens.
Pierrik Jordan