Jean-Henry Morin : « On est en train de fabriquer une société numériquement dystopique »

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Jean-Henry Morin, professeur de science des services et systèmes d'information à l'Université de Genève
« La Suisse risque de se réveiller avec une gueule de bois si l’on ne fait rien en matière de transition numérique », selon le professeur Jean-Henry Morin.

INTERVIEWAucun parti n’a parlé de la transition numérique dans sa campagne pour les élections fédérales. Pour Jean-Henry Morin, professeur à l’Université de Genève, il faut que la Suisse se réveille avant qu’il ne soit trop tard.

Vous êtes déçus des résultats de ces élections fédérales. Pourquoi ?

Encore une fois, les abstentionnistes ont gagné. Avec 45.1% de participation, il y a clairement une question de légitimité qui se pose. Quelques sujets ont tenu le haut du panier en matière de débat, en particulier l’environnement, ce qui infléchit significativement les résultats. Mais une fois de plus, le numérique n’a pas du tout été considéré comme un enjeu important pour la prochaine législature.

Aucun des partis n’en a parlé ?

Personne n’est sorti du lot avec un étendard. On avait essayé d’inviter ce sujet dans le cadre des élections fédérales de 2015, sans succès. Cette année, j’ai décidé de passer un peu de temps à Zurich avec des collègues de l’Université de Zurich et de la Berner Fachhochschule. On a créé un questionnaire sur la transition numérique qui a été mis en évidence par Smartvote auprès des 4663 candidats présents sur la plateforme. Nous avons constaté, un mois avant les élections, que seuls 20% des candidats y ont répondu. Ça nous a un peu étonnés, et, en grattant un peu, il semblerait, je parle bien au conditionnel, que les partis politiques aient recommandé à leurs candidats de ne pas répondre à ce questionnaire. Seul le parti des Verts m’a assuré du contraire sur Twitter. Et c’est peu étonnant puisque la transition énergétique et écologique va s’appuyer nécessairement sur des compétences numériques. D’ailleurs, au lendemain des élections, sur les 200 élus, les 28 pauvres réponses que nous avions provenaient essentiellement des Verts.

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Il semble que le débat sur le numérique a surtout été occupé par la question du réseau 5G.

Oui. Ça fait partie des réactions épidermiques de la société. On a été réduits à parler que de ça. Par précaution, un certain nombre de personnes se sont levées là contre et cela a été repris par les médias, sous forme d’un pseudo-débat très polarisé. C’est un peu triste. L’enjeu n’est pas là.

« Est-ce que nous faisons le choix assumé de complètement ignorer la transition numérique ? »

Ne pensez-vous pas qu’il s’agit d’un problème générationnel ?

Bien sûr que oui. L’éducation est un pilier fondamental de l’alphabétisation numérique, mais cette responsabilité n’est pas assumée comme un enjeu de service public dans l’éducation de nos jeunes. On sait que quand on investit dans une l’éducation il faut attendre une ou deux générations pour faire monter ces compétences au niveau de la société active. La moyenne d’âge de notre Parlement a certes baissé à 49 ans, la représentativité des femmes a augmenté, mais je ne suis pas sûr que nos politiciens ne soient pour autant plus éduqués sur la question du numérique. On est partis pour 4 ans sur un ensemble de sujets où notre Assemblée fédérale va faire des lois dont une énorme proportion aura probablement des enjeux numériques sous-jacents. Mais sans connaissances, comment le Parlement peut-il en parler ?

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Nous avons vu dernièrement des scandales comme celui de Cambridge Analytica, qui a eu des répercussions à l’international. Mais en Suisse, il n’y a pas vraiment eu de réaction.

Ça fait bien une décennie que je me pose la question : « quel est le point d’inflexion qui fera qu’on aura un sursaut collectif suffisamment fort ? ». Snowden, le scandale de Dean, Ashley Maddison, même les données de Swisscom, rien n’y fait. On se réveille un matin avec la gueule de bois, mais on ne fait rien. Tout le monde s’est abreuvé de cette situation pendant quelques jours. Puis plus rien.

Quel avenir voyez-vous pour la Suisse ?

Déjà il va falloir qu’on se réveille. Comme le disait le conseiller fédéral Willi Ritschard « Les Suisses sont un peuple qui se lève tôt mais qui se réveille tard ». Il y a deux problèmes en Suisse. Le premier, c’est que tous les rankings montrent qu’on est les meilleurs en innovation et dans les technologies. L’adage est donc de dire ne touchons à rien. L’autre syndrome dont on souffre c’est celui des champions de la technique. On a de très bonnes écoles. Face à un problème, le premier réflexe du Conseil fédéral est dès lors de demander de l’aide à l’EPFL et l’ETH. Mais le soucis c’est qu’il s’agit là d’un enjeu de société. Où sont, aujourd’hui, les sociologues, les philosophes du numériques ? Ce dont on a besoin, c’est d’un vrai débat public.

« Ce dont on a besoin, c’est d’un vrai débat public »

Comment remédie-t-on à ce problème ?

Christian Levrat proposait, avec l’arrivée des Verts, de passer de 7 à 9 conseillers fédéraux. On pourrait alors avoir un conseiller fédéral qui prenne en charge l’enjeu de la transition numérique du pays. En attendant, il existe une stratégie numérique en Suisse, mais pas de budget. Ce pays a besoin de se poser la question une bonne fois pour toute : est-ce que nous faisons le choix assumé de complètement ignorer la transition numérique ? Est-ce que nous externalisons tous ces enjeux à l’économie ? Je reste persuadé que le débat public doit avoir lieu. Mais il faut qu’on se détermine, comme pour n’importe quel sujet.

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Artiom Missiri

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