INTERVIEW À l’heure où le don d’organes avec consentement présumé est remis en question par un référendum, l’historienne Alexia Cochand revient sur l’histoire de la pratique de la transplantation en Suisse.
Quels sont les facteurs qui ont permis l’arrivée de la transplantation d’organes en Suisse dans les années 1960?
Par intérêt personnel, certains médecins ont décidé de se pencher sur ce qui se faisait à l’étranger. Dans la pratique de la chirurgie, l’apprentissage se fait souvent grâce à des conférences et des voyages d’études, et bon nombre de procédures s’apprennent en mimant les gestes d’un confrère. En 1964, le premier programme de transplantation rénale se déroule à Zurich, le plus grand hôpital de Suisse. De manière générale, l’intérêt des docteurs pour leur pratique a aussi été déterminant, et ceux-ci avaient envie d’offrir des soins de pointe à la population.
« Lorsque l’intérêt est né, on s’est rendu compte qu’il y avait un vide législatif important. »
Sur le plan légal, quelle est la situation à l’époque de ces premiers essais?
En Suisse comme ailleurs, il n’y a pas de cadre légal, et il n’existe que la mort cardio-circulatoire, ce qui est assez dingue! L’un des grands chamboulements est la première transplantation cardiaque, réalisée au Cap en 1967. Cette réussite sud-africaine met en avant la question de la transplantation, qui bénéficie alors d’une large couverture médiatique. Un intérêt naît, et on se rend compte qu’il y a un vide législatif important.
Comment réagit-on face à ce manque?
Un comité de la Harvard Medical School définit des critères qui caractérisent pour la première fois ce qu’on appelle la mort cérébrale. Les transplantations ont été simplifiées, car on n’a plus besoin d’attendre l’arrêt cardiaque. Cela a été un bouleversement, car il s’agit d’une nouvelle définition de la mort. Des années plus tard, en 2002, une loi fixe la gratuité et l’uniformité du partage. Chacun doit avoir les mêmes chances de bénéficier d’une transplantation.
« Dans les années 60, une équipe médicale à Paris se procure des reins de condamnés à mort. »
Les premiers temps, d’où viennent les organes utilisés lors des procédures?
Dans les centres pionniers de la transplantation rénale, ce sont souvent des prélèvements sur donneurs vivants, généralement un parent, car on a l’intuition que cela va mieux fonctionner au niveau des réactions immunologiques. Il est aussi plus simple de prélever sur donneur vivant que sur un cadavre, étant donné qu’une fois que le cœur s’est arrêté, les organes ne sont plus irrigués et donc de mauvaise qualité. À cette époque, une équipe médicale à Paris se procure des reins de condamnés à mort qui ont accepté de les léguer à la science.
La notion de consentement a donc toujours été prise en compte?
Même si on parle actuellement du type de consentement, c’est une question qui n’a jamais vraiment été abordée, car il n’y a pas vraiment eu d’implication politique dans la mise en place de la transplantation en Suisse. C’est un sujet qui est longtemps resté l’apanage de médecins, puis de Swisstransplant (ndlr: le registre national du don d’organes) vers la fin des années 1980. Il est difficile à dire si l’absence d’implication des pouvoirs politiques est à attribuer à un manque d’intérêt ou à la volonté des médecins de garder un certain contrôle.
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Avant que la mort cérébrale soit clairement définie, quelles sont les limites rencontrées par les médecins?
Une transplantation nécessite une synchronisation parfaite entre la mort du donneur potentiel et l’intervention. Parfois, les receveurs sont dans un trop mauvais état, et il y a des cas de récits d’interventions manquées où – c’est un peu glauque à dire – le donneur potentiel meurt trop lentement, et le receveur trop vite. Avec la mort cardiaque, on ne peut pas prévoir le moment où l’on va prélever l’organe, contrairement à la mort cérébrale.
Comment la population perçoit-elle les interventions de ces pionniers?
Avant la première transplantation cardiaque de 1968, cela restait assez marginal. Les médecins, eux, fondaient énormément d’espoir dans cette nouvelle pratique, car ils imaginaient maîtriser les phénomènes de rejet rapidement. Il y a eu une espèce d’euphorie suite à cet événement, mais on s’est rapidement rendu compte que ce n’était pas une baguette magique pour autant. De plus, suite à cet engouement, des questions éthiques sont apparues.
Quelles ont été les principales problématiques sur le plan éthique?
La crainte qui apparaît dans les années 1990, lorsque les programmes se généralisent en Suisse, ce sont les histoires liées au trafic d’organes. C’est d’ailleurs l’un des moteurs qui pousse à entreprendre une légifération stricte. Les récits relayés par la presse se déroulent à l’étranger, mais il y a toujours en toile de fond ce spectre lié au commerce d’organes; on entend notamment parler d’enfants enlevés, auxquels on prélève des reins… Là, naît un réel besoin de poser les bases de la transplantation.
Peut-on dire que l’on maîtrise désormais les transplantations de tous les organes vitaux?
Techniquement, la plupart des procédures chirurgicales ont été fixées assez tôt. Désormais, les médecins en parlent presque comme d’une intervention de routine. C’est vraiment le rejet qu’on ne maîtrise pas. Le grand tournant s’opère à la fin des années 1980, avec l’arrivée d’anti-rejets tels que la ciclosporine. Il s’agit d’un champignon, découvert un peu par hasard et qui fonctionne très bien dans la gestion du rejet à long terme.
« Si quelqu’un n’a pas envie de léguer ses organes, il ne va pas forcément le claironner sur tous les toits. »
D’une certaine manière, peut-on tirer des parallèles avec le clivage actuel sur la question de la vaccination?
Dès le moment où l’on parle de solidarité, que ce soit dans le cadre du don d’organes ou du vaccin, on se trouve dans un cas de figure similaire. Si quelqu’un n’a pas envie de léguer ses organes, il ne va pas forcément le claironner sur tous les toits. Aussi, au moment de l’élaboration de la loi de 2002, les avis étaient tranchés, notamment sur la question du type de consentement. Toujours aujourd’hui, la décision de la famille reste ancrée, et cela reste compliqué d’imaginer qu’on puisse aller à l’encontre des volontés de celle-ci.
Pour aller plus loin:
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Enquête ouverte après des failles informatiques concernant le registre national du don d’organes – Le Temps, 18.01.2022
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La médecine de la transplantation: un long passé – site de la Confédération
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Le don d’organes – RTS Découverte