Les structures agricoles s’invitent aujourd’hui au coeur des villes. A Genève, entre jardins partagés, poulaillers et fermes urbaines, les initiatives fleurissent. Effet de mode ou agriculture de demain? Défrichage.
Toits cultivés, jardins partagés ou friches industrielles transformées en fermes urbaines, une déferlante verte aux formats nouveaux gagne aujourd’hui le cœur des grandes villes d’Europe. La Suisse n’est pas en reste, puisque Genève fait figure de pionnière au niveau national. Lové dans des coins de terre allant de quelques mètres carrés aux surfaces d’un hectare ou deux, le phénomène de l’agriculture urbaine gagne du terrain et impose une autre vision de la ville et des canons agricoles traditionnels.
A côté de la poignée d’agriculteurs urbains professionnels recensés dans l’agglomération genevoise, les citadins sont toujours plus nombreux à cultiver un bout de terre, certains allant même jusqu’à installer des basses-cours dans leur jardin ou dans des parcs publics. C’est le cas de Céline Macchi, comptable de formation et fondatrice de l’association Les Galinettes urbaines. Sous l’égide de celle-ci, un poulailler urbain a été créé en plein centre-ville, au parc Beaulieu, dans le quartier des Grottes. On y compte une dizaine de poules et autant de familles du voisinage pour s’en occuper.
Comme Céline Macchi, nombreux sont les Genevois à s’être pris de passion pour les gallinacés. Une dizaine de basses-cours privées ont été réalisés lors des cinq dernières années. Outre celui du parc Beaulieu, cinq poulaillers communautaires ont aussi récemment vu le jour dans les quartiers des Pâquis, aux Tours de Carouge, à Onex, à Bernex et à Plan-les-Ouates. Un phénomène qui s’explique, en partie, par la mise sur pied du projet Cocorico. Une initiative privée soutenue par le service Agenda 21 de la Ville de Genève, qui a édité un manifeste expliquant comment et pourquoi créer un poulailler urbain.
« L’élevage de poules par les citadins ne vise pas à remplacer les structures qui existent en milieu rural, explique Gaétan Morel, responsable du volet agriculture urbaine à Genève. L’idée est de donner une place plus importante aux citoyens dans les décisions touchant à leur nourriture, et à la souveraineté alimentaire au sens large. » En bref, répondre au besoin croissant de citadins qui rêvent d’un retour aux sources et aux valeurs authentiques.
Vecteur de sensibilisation
Si l’agriculture urbaine ne vise pas à transposer in corpore les pratiques rurales en ville, elle permet de reconnecter et de sensibiliser le citoyen avec la provenance de son alimentation. « Il y a une ou deux générations, tout le monde avait un parent dans l’agriculture. Maintenant, ce n’est plus le cas », relate Cyril Mumenthaler, urbaniste et spécialiste des relations villes-campagnes.
La grande distribution et l’industrie alimentaire ont progressivement éloigné les consommateurs, qui résident aujourd’hui majoritairement en milieu urbain, des lieux de production, en campagne. « Ce retour à la terre n’est pas un effet de mode, ni le privilège des bobos ou des milieux alternatifs, poursuit le doctorant de l’Université de Lausanne. Cultiver sa propre nourriture ou élever des poules est plutôt une forme de résistance et d’indépendance. »
Polymorphe, l’agriculture urbaine se décline à plusieurs échelles. Se différenciant des potagers privés ou partagés, de plus grandes exploitations ont pris racine dans l’agglomération genevoise. C’est le cas de la Ferme de Budé, nichée dans le quartier du Petit-Sacconex, à deux pas des Nations-Unies. Un petit miracle de culture intensive d’un hectare qui produit et vend plusieurs tonnes de légumes par an. « Je suis un agriculteur comme un autre, insiste Sacha Riondel, l’un des huit fermiers à travailler sur l’exploitation, une propriété de l’Etat. Nous nous considérons comme un concurrent aux structures agricoles conventionnelles, car nous apportons une solution alternative aux citadins en matière d’alimentation. »
Des volumes faibles
A Genève, dans un canton largement urbain, les trois quarts des habitants résident en ville. Or, la production alimentaire citadine ne représente que 5 à 10%. Alors, du côté de l’Union suisse des paysans (USP), si on se montre attentif au développement de l’agriculture urbaine, on ne s’emballe pas. « Il s’agit là d’une aile bobo de la grande famille des agriculteurs. Même si ils sont en augmentation, les volumes de production en ville restent aujourd’hui dérisoirement faibles. C’est tout juste si on peut parler de complémentarité à l’agriculture conventionnelle », affirme Francis Egger, responsable du Département de l’économie au sein de la faîtière.
Outre les défis liés à la quantité, la question de la diversification pose problème: « Les gens ne se nourrissent pas que de fruits, d’oeufs et de légumes, poursuit l’ingénieur-agronome. Les céréales et les oléagineux, notamment, échappent à l’agriculture urbaine. Même constat pour l’élevage et la production laitière, eux aussi gourmands en surface. »
Du côté des grands producteurs, c’est le même constat: « L’agriculture urbaine comme développée actuellement à Genève n’est de loin pas concurrentielle à ce qui se fait en milieu rural », estime Roland Stoll, directeur de l’entreprise Frères Stoll SA, à Yverdon (VD). Avec un domaine s’étalant sur quelques 150 hectares de culture, dont un tiers sous serre, l’exploitation maraîchère vaudoise est la plus grande du pays; la ville de Genève et ses près de 300’000 habitants l’un de ses principaux débouchés en Suisse romande. De quoi voir le nombre croissant d’initiatives en matière d’agriculture urbaine d’un mauvais oeil?
En l’état actuel, le phénomène de l’agriculture urbaine n’est donc pas suffisamment développé à Genève pour imaginer la Cité de Calvin se muer en ville nourricière. La faute, notamment, à la densité des bâtiments et à la pression foncière. « Il reste beaucoup moins cher de manger une tomate produite dans le Nord vaudois ou en Espagne, même si vous habitez au centre-ville de Genève, que de la faire pousser dans un espace voué à la construction d’immeubles », détaille le maraîcher.
Aux Etats-Unis et en Asie, des projets futuristes de fermes verticales de nouvelle génération ont récemment vu le jour. Nichées au coeur ou en périphérie des villes, dans des immeubles ou des hangars, elles cultivent des légumes et des plantes aromatiques à la verticale, grâce à l’aéroponie: une forme de culture hors-sol où les racines poussent sans contact avec un milieu solide ou liquide. Un brouillard nutritif les alimente, ce qui permet une croissance plus rapide de la plante. La lumière est, elle, fournie grâce à un éclairage LED en continu.
Dans une usine désaffectée de Newark, dans le New Jersey (USA), l’entreprise AeroFarms vient de construire la plus grande ferme urbaine au monde. Et le résultat est là : pour une même surface au sol que dans le cas d’une exploitation traditionnelle -soit 6500 m2-, la production est multipliée par dix. Sans parler de l’absence d’usage des pesticides et un rendement maximum tout au long de l’année. Outre-Atlantique, le concept séduit de plus en plus. Une vingtaine de fermes de ce type sont aujourd’hui en activité. Un nombre qui pourrait doubler dès l’an prochain.
La Suisse et ses limites
En Suisse, pas de ferme verticale high-tech, ni de culture aéroponique. Seule l’aquaponie -l’association de l’aquaculture, qui désigne l’élevage de poisson et de l’hydroponie, qui concerne la culture de plantes hors-sol- se développe. En résumé, les déjections des poissons servent d’engrais aux plantes, alors que celles-ci épurent l’eau qui retourne aux poissons. A Bâle, l’entreprise Urban Farmers a investi le toit d’une Migros. Elle y a déposé ses serres et bassins de pisciculture avec, à la clé, une production qui atteint cinq tonnes de légumes et 850 kilos de poisson par année.
A Genève, un modèle miniature de ferme aquaponique a trouvé asile derrière la gare. Limité à un container de 15m2 coiffé d’une serre, l’exploitant, l’association Exode Urbains, ne produit que 120 kilos de végétaux et 60 kilos de poissons par année. Pas question de voir plus grand, faute d’espace disponible et d’investisseurs. « Avec les contraintes qui existent en Suisse en matière d’aménagement du territoire, je ne crois pas à un accroissement important du nombre de fermes aquaponiques et l’émergence de fermes verticales au sens large en Suisse », relève Joëlle Salomon Cavin, maître d’enseignement en politiques territoriales à l’Université de Lausanne.
En comparaison aux métropoles américaines ou asiatiques, les villes suisses sont petites et ne sont jamais très éloignées des agriculteurs qui exercent en milieu rural. « Les citadins cherchent davantage à renouer le lien avec la terre qu’à rendre l’agriculture stérile et artificielle, comme c’est le cas dans certaines fermes verticales, explique la spécialiste de l’agriculture urbaine. La mise en culture de la ville va donc encore se développer et certainement devenir un phénomène durable, mais sans pour autant bouleverser l’agriculture traditionnelle de notre pays. »
Texte et photos: Simon Gabioud