INTERVIEW – “L’injure, c’est la pointe de l’iceberg”

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Dans son nouveau livre, la chercheuse et formatrice Caroline Dayer explore le pouvoir de l’injure. L’injure est banale et violente à la fois. Elle est le reflet des rapports de pouvoir, qui façonnent notre société.

Caroline DEYER – © Camille DEGOTT

L’injure est partout. Elle hante les rues, les préaux et les entreprises. Elle touche non seulement la personne attaquée, mais aussi tout le groupe à laquelle elle est rattachée. L’injure est la plaque tournante du trafic des violences ordinaires. C’est ce qu’explique Caroline Dayer, experte de la prévention des violences et des discriminations, dans son guide « Le pouvoir de l’injure ».

Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la question de l’injure ?
L’injure, c’est quelque chose d’extrêmement ordinaire. Tout le monde sait ce que sait. J’ai écrit ce livre en ayant une réflexion plus générale sur la banalisation des injures et sur la légitimation des discours haineux. Partir de l’injure, c’est très concret et c’est une manière de réfléchir à la violence verbale. Et puis c’est aussi un baromètre géopolitique.

Qu’est ce qui fait la spécificité de l’injure ?
Les injures ne sont pas des mots comme les autres. C’est une forme de violence. Leur particularité, c’est d’avoir le pouvoir de blesser et de dévaloriser. Elles permettent aussi de discriminer. C’est-à-dire de faire des distinctions et de traiter de façon inégale. Un adolescent qui a plusieurs conquêtes, on l’appelle un « don juan ». Alors qu’une adolescente dans la même situation, c’est une « salope ». Pour la même action, on voit bien qu’il y a deux poids, deux mesures. C’est une manière de tracer des frontières entre les groupes et de les hiérarchiser.

Quelles sont les termes insultants les plus fréquents ?
Quand on s’intéresse aux formes contemporaines des insultes, on remarque qu’il y a une récurrence des injures sexistes et homophobes. Elles sont présentes sur les réseaux sociaux, dans les écoles et les stades de foot. Dans le hit-parade, on trouve aussi les insultes racistes. De manière générale, les injures sont fortement liées à l’apparence. J’ai remarqué que les insultes du registre animalier sont en train de revenir. En politique, on parlera de « bécasse » par exemple.

Pourquoi les injures à caractère homophobe ou sexiste vous occupent-elles particulièrement ?
Ce qui m’a intéressée, c’est leur forte articulation. Elles ont en commun de dévaloriser ce qui est considéré comme féminin. Les injures sexistes sanctionnent et contrôlent les femmes. Les injures homophobes sont une manière de signifier aux hommes qui s’aiment entre eux, qu’ils ne sont pas vraiment des hommes. Et puis ce type d’insulte touche énormément de monde. On les entend à tort et à travers, dans n’importe quel contexte.

Quelle est la place de ce genre de propos dans notre société ?
En fait, il faut imaginer un iceberg, dont l’injure serait la pointe. Tout ce qu’il y a sur l’eau, c’est les actes violents. Il y a tout un spectre qui va des actes visibles tels que l’agression physique et le viol à des atteintes plus cachées telles le harcèlement et l’exclusion.

Sous l’eau, il y a les croyances, les idéologies à la base de notre société, comme le sexisme ou le racisme. Ensemble, elles créent un système et tout ce qui émerge, provient de ce système. L’injure est en fait le reflet de la société dans laquelle on vit.

Vous voyez l’injure comme une épée de Damoclès, qu’est-ce que ça veut dire ?
J’utilise cette métaphore, car les gens me disent : « je n’ai jamais été la cible d’injures, mais j’ai passé ma vie à faire en sorte qu’elles ne tombent pas sur moi. » Ces propos montrent l’ampleur du pouvoir de l’injure. Elle est efficace sans même être énoncée. C’est quelque chose qui plane au-dessus des têtes et qui pourrait s’abattre à tout moment.

Pourquoi avoir rédigé ce livre sous forme de guide ?
Pour moi c’était essentiel d’ouvrir la discussion avec des aspects très concrets. Parce que l’on peut éclairer les choses de façon théorique. Mais la question qui se pose après, c’est : « maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? » Je refuse d’avoir une vision victimaire. Dire stop, c’est déjà mettre un terme à une situation de violence. Il n’y a pas de recette tout faite. Chaque personne a un pouvoir d’action face à ça. L’injure peut tuer, mais elle périt elle-même, si on ne la maintient pas. Je trouve que l’humour, c’est quelque chose qui marche bien. Ça donne la possibilité de retourner l’injure, d’aller chercher les gens, là où ils sont.

Crédit photo : Camille DEGOTT, Vera-Arsic-Pexel.

CFJM – Camille DEGOTT