ENQUÊTE – Le féminisme peut-il venir en aide aux hommes battus ?

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Longtemps taboues, les violences faites aux hommes dans leur couple sont aujourd’hui mieux connues. Les structures d’aide aux victimes de violences domestiques sont de plus en plus adaptées pour les recevoir. Mais les stéréotypes de genre sont tenaces. Être un homme victime dans son couple est encore difficilement acceptable au regard des critères de masculinité. Enquête.

“D’abord j’ai eu droit à des commentaires sur ma façon d’être, des critiques permanentes. Son attitude est devenue condescendante, il n’y avait plus de respect, seulement du dénigrement. Nos disputes étaient parfois violentes, j’ai pris des coups de poing, des gifles, des coups de pieds. Je ne pouvais pas répliquer, j’avais peur d’être accusé ou de lui faire mal. Pour moi ce n’était rien, je suis costaud. Ma blessure est surtout psychologique.”

Didier* est grand, musclé, viril. Il dégage une puissance physique peu commune. Pas étonnant pour un sportif d’élite. Assis dans son salon, une main caressant le chat venu se blottir contre lui, il raconte son histoire le regard déterminé. Sans larmes ni trémolos dans la voix, il livre les détails de sa vie conjugale, devenue un enfer quelques mois après la naissance de son fils. « Cela a duré deux ans avant que nous nous séparions. C’est quand elle m’a menacé à propos de la garde de notre enfant que je me suis pris en main. »

Au contraire de Didier, Thomas* a la voix qui tremble, sa douleur est palpable. Ses yeux rougissent, quand il évoque les moments les plus douloureux qu’il a vécus dans son ménage. « Ma femme n’a jamais porté la main sur moi » dit-il d’emblée. Mais pour décrire son calvaire, ses mots ne sont pas moins durs: « mensonges, menaces, humiliation, perversion, peur, impasse, prison. » Lui aussi séparé, père de deux enfants, il ne cache rien: « Je suis toujours attiré par les femmes mais j’en ai extrêmement peur. Je ne sais pas si je pourrai vivre à nouveau en couple, je suis traumatisé. »

Didier et Thomas font partie d’une minorité. Celle des hommes victimes de violence conjugale. A Genève, les chiffres fournis par l’Observatoire des violences domestiques montrent que parmi les victimes de violence dans le couple, 14% sont des hommes. Des chiffres plus ou moins confirmés par ceux de l’Office fédéral de la statistique qui établissent un rapport de 20% d’hommes victimes pour 80 % de femmes.

Des structures qui s’adaptent à la réalité
Difficile d’expliquer cet écart entre les statistiques genevoises et nationales. La mesure des violences dans le couple est par nature compliquée. A Genève, les données sont produites sur la base des personnes ayant sollicité une ou plusieurs des quatorze institutions qui forment l’Observatoire des violences domestiques. Parmi elles, on trouve des organes officiels comme la Police ou le Centre LAVI Genève, et plusieurs associations d’aide aux victimes et auteurs de violences. Au niveau national, des rapports sont produits grâce aux informations enregistrées par la police.

Pour 2016, l’Observatoire genevois a recensé 2426 femmes et 400 hommes ayant subi des violences dans un contexte conjugal. « Cette proportion s’est stabilisée ces dernières années » affirme Colette Fry, directrice du Bureau de la promotion de l’égalité entre femmes et hommes et de prévention des violences domestiques (BPEV). « Quand les services d’aide aux victimes ont commencé à comptabiliser les hommes victimes dans les statistiques, il y a environ 25 ans, la proportion était de environ 5% d’hommes victimes et 95% de femmes » précise-t-elle. Non pas qu’il y ait plus d’hommes victimes aujourd’hui, simplement qu’avant, beaucoup passaient sous le radar.

En Suisse, la prise de conscience de la réalité des hommes victimes de violence conjugales remonte à 1993. L’entrée en vigueur de la Loi fédérale sur l’Aide aux Victimes d’Infractions (LAVI) est alors accompagnée de la création des centres de consultation dont le but était de prendre en compte toutes les victimes, hommes, femmes ou enfants. « Mais il a fallu attendre une dizaine d’années pour que les informations recueillies et la couverture médiatique fasse connaître cette réalité au grand public » reconnaît Colette Fry.

A Genève, l’association Pharos, spécifiquement dédiée aux hommes victimes a été créée en 2008. Et aujourd’hui beaucoup de services d’aide ont la volonté de ne pas exclure une population de victimes. C’est le cas de l’association Solidarités Femmes qui a élargi sa mission en 2016 en offrant son expertise à toutes les victimes de violence en couple et notamment, aux hommes ainsi qu’aux personnes LGBT.

Déconstruire les stéréotypes
Mais pour Serge Guinot, thérapeute, fondateur et directeur de Pharos, peu d’études ont été réalisées pour savoir comment aider spécifiquement les hommes. « Il y a encore tout un travail à faire sur comment on comprend la situation des hommes, comment on les aborde, et les accompagne. » Et d’ajouter, « Les hommes sont visibles dans les statistiques, mais les mentalités ont du retard. Il est encore aujourd’hui plus difficile pour un homme de se déclarer victime. Hommes et femmes ressentent la honte et la culpabilité, mais c’est leur manière de les vivre qui diffère. L’homme se sent coupable de ne pas avoir réussi à être un homme, de ne pas avoir su gérer la situation. »

Un sentiment que Thomas a vécu très fortement. « En tant qu’homme, j’ai vécu ça comme une humiliation totale. Il me faut du temps pour m’en remettre. Je suis en reconstruction complète. » Thomas n’a entamé cette reconstruction qu’à partir du moment où il a pu se considérer lui-même comme une victime. « Un soir, j’étais dans ma voiture, je devais rentrer chez moi, je n’osais pas. Je ne savais pas à qui parler, même dans ma famille. Je me sentais totalement isolé. » Il a pris alors contact avec l’association Pharos où il a trouvé une oreille attentive et une structure d’aide.

Mais s’accepter comme victime n’est pas tout, il faut aussi être reconnu comme telle. Un statut qui là-aussi se heurte aux critères de genre qui ont tendance à enfermer les hommes dans le rôle du bourreau et la femme dans celui de victime. L’image d’une masculinité ancrée dans la virilité, la force et une certaine forme de rudesse serait-elle un handicap pour les hommes victimes de violence dans leur couple ? Pour la chroniqueuse et militante féministe Coline de Senarclens, « le combat féministe qui souhaite déconstruire les stéréotypes va plutôt dans le sens de permettre à des hommes qui subissent des violences de s’exposer sans se faire moquer ou sans être stigmatisés et en étant toujours pris au sérieux. »

La lutte pour les droits des femmes est-elle pour autant l’alliée des hommes victimes de violence ? La réponse n’est pas simple. Pour Colette Fry, « parler de violences faites aux hommes est utile pour permettre aux hommes victimes de se sentir reconnus et pouvoir ainsi dénoncer avec moins de craintes les violences subies. Néanmoins, il ne faut pas que cette information serve à cacher ou à minimiser les violences faites aux femmes, qui restent, comme le montrent les statistiques, les victimes les plus nombreuses des actes de violences conjugale. » Sur ce point, Coline de Senarclens ajoute que « nous avons toutes les difficultés du monde à faire valoir qu’il existe des violences faites aux femmes et qu’il faut mettre des moyens en place pour lutter contre ces violences. En lissant le débat, on risque de le dépolitiser. »

Dans son ouvrage « Le mythe de la virilité » (Robert Laffont, 2017), la philosophe Olivia Gazalé affirme que l’ordre social fondé sur la supériorité mâle est un piège pour les deux sexes. L’auteure décrit comment en construisant ce modèle, l’homme s’est lui-même enfermé dans une virilité qui est devenue son fardeau. La réinvention actuelle de la masculinité permettra-t-elle aux hommes de s’en libérer ?

Crédit photo : David NICOLE.

David NICOLE